C. Ferreira u.a.: Une histoire des controverses psychiatriques (1960–1980)

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Titel
L’Homme-bus. Une histoire des controverses psychiatriques (1960–1980)


Autor(en)
Ferreira, Cristina; Maugué, Ludovic; Maulini, Sandrine
Erschienen
Chêne-Bourg 2020: Editions Georg
Anzahl Seiten
305 S.
von
Sylviane Klein

Les Lausannois de plus de cinquante ans se souviennent certainement de Martial Richoz, l’Homme-bus comme l’a dénommé l’auteur d’un court-métrage qui lui a été consacré en 1983. Peut-être l’ont-ils même rencontré, promenant ses caddies-bus sur des lignes imaginaires de la capitale vaudoise. Sympathique pour certains, son comportement hors-norme n’a cependant pas eu l’heur de plaire à tout le monde. Il sera interné par la contrainte à l’hôpital psychiatrique de Cery en janvier 1986.

« Qu’est-ce que cet événement révèle d’une société à un moment donné de son histoire ? », s’interrogent les auteur·e·s du présent ouvrage. À cette époque, la privation de liberté à des fins d’assistance est instituée dans le Code civil suisse par une loi fédérale. Elle remplace depuis 1978 les internements administratifs1. Pour protéger, dit-on, l’individu contre le danger qu’il représente pour lui-même et pour autrui. Mais, depuis quelques décennies, la pratique psychiatrique est l’objet de controverses politiques, sociales et culturelles. À travers « l’affaire » très médiatisée de l’internement de Martial Richoz, et privilégiant « la multiplicité des points de vue », les auteur·e·s mènent une enquête « sociohistorique » en trois parties pour en comprendre le contexte.

Dans la première partie, « La Suisse, un état de droit perfectible », les auteur·e·s reviennent sur les controverses qui émaillent l’histoire de l’internement administratif depuis 1960. Des voix, comme celle d’Anne-Catherine Ménétrey en 1966, s’élèvent pour dénoncer « des lois moyenâgeuses » qui permettent « pour leur bien » d’interner aux côtés de prisonniers de droit commun, contre leur gré, des marginaux jugés asociaux, traités de fainéants, vagabonds, alcooliques, toxicomanes, pauvres d’esprit…

En 1970, un reportage de la TSR Raison administrative met en lumière la réalité douloureuse de ces internements « disciplinaires ».

La réforme de 1978 peine à convaincre les psychiatres du bien-fondé de la modification du Code civil. Soucieux de développer des établissements de soins psychiatriques modernes, ils craignent que les hôpitaux ne deviennent des lieux de détention pour « des citoyens dont on estime que l’état mental, sans qu’ils soient malades compromet la tranquillité publique ». Dans le canton de Vaud, nombreux aussi sont les hauts fonctionnaires publics et les politiciens à voir cette réforme d’un mauvais œil, pour des raisons parfois opposées.

Les auteur·e·s se penchent également sur l’affirmation d’une vision libérale des droits de l’homme visant à rendre aux internés placés de force un statut juridique et protéger les malades mentaux des abus, notamment en leur redonnant des droits réels, comme le droit de recours qui, bien qu’existant, n’en était pour plusieurs raisons que théorique.

En deuxième partie, l’ouvrage revient sur cette personnalité particulière mise en lumière par un jeune cinéaste Michel Etter : Martial Richoz, celui que l’on surnommera bientôt l’Homme-bus.

Le film est accueilli « avec enthousiasme et bienveillance », tant par le public que par les cinéastes suisses et la presse.

Lorsque l’Homme-bus est interné, en janvier 1986, la presse s’empare de ce fait divers et en fait une véritable affaire médiatique. Plus d’une quarantaine d’articles lui sont consacrés en Romandie, en Suisse alémanique et même en France. On dénonce des rumeurs et des secrets autour de cet internement. Ce déploiement médiatique n’est bien sûr pas du goût de tout le monde et provoque des réactions notamment du Juge de Paix qui a prononcé la sentence et de la direction de Cery où est hospitalisé Martial Richoz.

Les auteur·e·s de l’ouvrage présentent une analyse intéressante de la construction de cette affaire. Se référant à un documentaire de Temps présent du 3 avril 1986, dont le début évoque en mode punitif soviétique l’internement de l’Homme-bus, ils rappellent le spectre de l’URSS planant au-dessus des internements psychiatriques.

Cette deuxième partie développe également la passe d’armes entre Michel Thévoz, alors directeur de la Collection de l’Art Brut à Lausanne, et Christian Müller, médecin-directeur de Cery. On lit avec intérêts les divergences de points de vue entre le premier, défenseur d’une marginalité au nom de la liberté artistique, et le second qui se sent personnellement atteint par les critiques émises contre le fonctionnement de l’hôpital qu’il dirige et la psychiatrie en général.

Sous le titre « La psychiatrie, c’est l’affaire de tous » : les assauts de la société civile contre la forteresse hospitalière », la troisième partie analyse les controverses politiques et culturelles qui traversent et conditionnent les pratiques psychiatriques en Suisse dans la seconde moitié du XXe siècle. Elle revient aussi de manière détaillée sur le débat en Italie pour contrer le pouvoir de la psychiatrie et réhabiliter les droits des patients, débat qui a eu des incidences en Suisse et notamment à Genève. La dernière partie est consacrée à la remise en cause du système hiérarchique et aux murs du silence que ce dernier érige. L’exemple du conflit entre l’historien et journaliste Claude Cantini, alors infirmier à Cery, et la direction de l’hôpital représenté par son directeur Christian Müller, est éloquent.

L’ouvrage se termine sur une postface intéressante de Jacques Gasser, Chef du Département de psychiatrie du CHUV et historien, dont on ose espérer que la conclusion résume bien la situation actuelle : « Dans un système qui donne aux médecins la possibilité de priver de liberté des personnes qu’ils estiment en souffrance psychique pour les obliger à bénéficier de soins, le danger d’avoir des hospitalisations abusives ne peut évidemment pas être exclu. Cependant, les moyens de recours mis en place permettent certainement de fortement diminuer ce risque. »

Notes
1 Voir également Ludovic Maugué, Cristina Ferreira, « “Cher et Honoré confrère, j’aimerais porter à votre connaissance…”. Régler “à la vaudoise” les désordres psychiatriques signalés au Médecin cantonal (1960-1990) », in RHV, 127, 2019, pp. 149-166

Zitierweise:
Klein, Sylviane: Rezension zu: Ferreira, Cristina; Maugué, Ludovic; Maulini, Sandrine: L’Homme-Bus : Une histoire des controverses psychiatriques (1960-1980), Chêne-Bourg : Georg, 2020. Zuerst erschienen in: Revue historique vaudoise, tome 130, 2022, p. 244-245.

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Zuerst veröffentlicht in

Revue historique vaudoise, tome 130, 2022, p. 244-245.

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